Paroles de Sourds

Pendant deux jours, à Tours en Signes, les tourangeaux peuvent découvrir la langue des signes. Rythmé de spectacles pour les petits et les grands, le festival hivernal est un lieu d’échange mais aussi de revendications.

Les mains de Philippe Lemaire sont presque floues. Elles tracent dans l’air des signes incompréhensibles pour celui qui ne maîtrise pas la langue des signes française (LSF). « A force d’être indigné, j’ai perdu mes cheveux », traduit l’interprète. Des rires dans la salle. « C’est toi qui a perdu tes cheveux ? » demande une enfant intriguée à la traductrice. « Non, c’est le monsieur qui parle, moi je ne fais que dire ce qu’il explique avec ses mains. »

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Philippe Lemaire est photographe indépendant et sourd. Son exposition, 1.000 Indignés, était présentée à Tours en Signes.

La petite fille s’appelle Priscilla. Du haut de son mètre trente, ses yeux noisette grand ouverts, elle découvre le monde des sourds. Sa mère l’a emmenée à la troisième édition du festival de Tours en Signes les 27 et 28 novembre. En arrivant à la salle Ockeghem de Tours, elle a d’abord rencontré Stéphane, un homme barbu qui lui a expliqué comment jouer à Crossing, un jeu de logique. Il travaille pour la Maison des jeux de Touraine, une association qui participe à l’évènement. Leur adversaire est Hervé, un homme sourd « qui lit sur les lèvres », comme le lui explique Stéphane. Mais il parle pour le moment avec une femme en faisant de grands signes avec ses mains et des grimaces avec son visage.

Quand on parle la langue des signes, il faut regarder l’autre. Du coup on va attendre qu’il arrête de parler pour jouer, ajoute Stéphane.

Scènes en signes

Nathalie 100 voix
Nathalie Bauchet signe l’histoire de la Taupe qui lui avait fait sur la tête, pour l’association 100 Voix. / Photo : Ophélie Surcouf

Lorsque la partie est finie, la mère de Priscilla la prend par la main et l’emmène à l’étage de la salle Ockeghem. Face à la scène noire, des sièges sont alignés pour le spectacle de Sale Petit Bonhomme. La petite fille s’assied au premier rang. Sur la scène. Maud Thibault, vêtue d’une robe à pois, danse en signant : on appelle cela le chant-signe. Priscilla ne comprend pas mais Hervé, à côté d’elle, ne la quitte pas du regard. En revanche, elle comprend mieux Jean Jacques Mouzac, l’homme qui chante en français juste à côté de Maud Thibault. A la fin, Priscilla applaudit. Hervé, à côté d’elle, secoue les mains au-dessus de sa tête. C’est comme cela que les sourds applaudissent en LSF.

Entre les nombreux spectacles, Pascaline Dennis, la fondatrice et trésorière de 100 Voix, l’association qui organise le festival, salue la mère de Priscilla. Elle signe avec ampleur, parle en même temps. Un automatisme ancré chez cette artiste qui pratique la LSF depuis onze ans.

Cette année, le festival compte
 608 participants, le double de la
première édition, explique-t-elle. Des représentants de la MPDH, la maison départementale des personnes handicapées et l’Irecov, l’institut de rééducation et d’éducation pour la
communication l’ouïe et la vue sont présents. Cela permet de bien se renseigner sur l’accompagnement médical ou social des sourds. Beaucoup des personnes présentes sur le festival ont un parent ou une connaissance sourde.

Priscilla la suit au rez-de chaussée où, debout entre son appareil photo posé sur un trépied et son exposition « 1000 indignés », Philippe Lemaire explique son parcours de militant sourd. Il mêle les signes à des mots qu’il prononce d’une voix écorchée. « J’ai eu la chance de rencontrer Stéphane Hessel en 2011. En langue des signes, on l’appelle comme ceci », traduit Aude Makowski de Tours2Mains. Philippe Lemaire pose tous ses doigts sur ses sourcils et les frotte. « Il avait de beaux sourcils bien fournis », décrit l’interprète. Philippe Lemaire a réalisé son exposition avec les photos d’indignés et de manifestants du monde entier. Lui-même est un indigné. Il milite pour le sous- titrage des programmes télévisés et, lorsque ce dernier existe, pour un meilleur accès.

Il faut mettre une loupe sur le téléviseur pour suivre l’interprète, signe-t-il presque comme un mime. Il y a entre 60% et 80% d’illettrés parmi les 4 millions de sourds de France : lors des attentats du 13 novembre, ils ont été au courant après tout le monde.

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Infographie Canva / Ophélie Surcouf

Les Indignés

Au festival de Tours en Signes, la différence entre entendant et sourd s’oublie vite car tous les participants veulent communiquer. Mais au quotidien, être sourd est un handicap. Avec peu d’interprète et de professeurs de langue des signes, la communication est difficile. Un obstacle qui maintient le taux de chômage à environ 30% pour la population sourde profonde et sévère. « Est-ce que les sourds peuvent aller mieux ? » demande Priscilla à Muriel, une des bénévoles de 100 Voix qui a travaillé avec eux. « La plus grosse révolution a été l’implant auditif il y a une quinzaine d’année. Il permet de capter quelques sons mais ne rend pas pour autant entendant. Cela a provoqué un raz-de-marée. Il y avait un vrai racisme envers ceux qui acceptaient l’implant. » 

Aujourd’hui encore, l’acceptation de l’implant est un sujet tendu. L’opposition entre les deux formes d’expressions s’est renforcé lorsqu’en 1880 la langue des signes est interdite.

Les enfants sourds ne doivent pas faire le moindre bruit, raconte Muriel. On leur attachait les mains pour les empêcher de signer. Cela a entraîné une grosse confusion populaire : on parle souvent de sourd-muet, alors qu’en réalité, les sourds-muets sont très rares. 

Muriel n’en n’a jamais rencontré. « Ils font même un sacré barouf, s’amuse-t-elle. Ils savent que cela agace les entendants. » Ce n’est qu’à partir de la fin des années soixante-dix que la situation commence à s’améliorer, selon la Fédération nationale des sourds de France. Comme Philippe Lemaire, beaucoup ont manifesté et milités pour leurs droits d’expression. En 1975 naît le premier journal télévisés pour les sourds et l’année suivante, la loi interdisant la langue des signes est abrogée. Le 11 février 2005, la LSF est finalement reconnue comme une langue à part entière. « Tu pourras choisir une option langue des signes lorsque tu passeras des concours ou des examens, glisse la mère de Priscilla à son oreille. »

Compagnie du bonheur
Mireille Lecourbe, sa fille et Jérôme Pascal discutent avec animation derrière leur stand pour la Compagnie du Bonheur. / Photo : Ophélie Surcouf

Derrières elles, les trois représentant de la Compagnie du Bonheur, une troupe de théâtre pour les sourds et les entendants, discute à grands signes. Mireille Lecourbe,
l’actrice sourde qui a fondé la
 Compagnie, attire l’attention de Priscilla. Mireille lui explique qu’elle s’appelle « tresse » en langue des signes, comme celle qui s’enroule dans ses cheveux.

Mireille est devenue sourde, raconte sa fille, entendante. Ça a été extrêmement difficile. Il lui a fallu sept ans pour parler couramment la langue des signes.

Mireille est loin d’être une exception. Seul un français sur mille naît sourd, selon l’Institut Pasteur. La plupart des sourds le deviennent à l’âge adulte.

A côté d’elles, Jérôme Pascal, est professeur sourd de LSF.  Lorsqu’il anime l’atelier d’initiation à la langue des signes devant une vingtaine d’entendants et quelques sourds, il n’a pas besoin d’interprète. Il écrit les mots qu’il va signer au tableau et explique ensuite. Tantôt avec sérieux, tantôt avec humour. La langue de signes est presque une langue de mimes, où tout passe par l’expression du corps. A la fin du cours, toute la salle applaudit. Priscilla, elle, lève ses mains et les secoue en silence.

Ophélie SURCOUF

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